Introduction

Comment l’assise transnationale d’une activité artistique influe-t-elle sur les vies de ses acteurs·trices et leurs productions esthétiques ? Cet article propose d’explorer cette question à partir du cas du cirque chilien post-dictatorial, ainsi nommé en référence à son contexte historique d’émergence, au lendemain de la dictature. De jeunes « pionniers » du cirque investissent alors l’espace public dans l’effervescence du « retour à la démocratie », donnant vie à ce qui est aujourd’hui un véritable monde de l’art (Becker).

À travers l’étude de deux trajectoires de circassiens chiliens marquées par des mobilités transnationales sont examinées les stratégies mises en œuvre par les circassien·ne·s issu·e·s d’espaces subalternes afin d’exister en marge ou au sein d’espaces dominants, avec un accent sur les circulations entre le Chili et la France. Deux grandes tendances se dessinent et s’affrontent, l’une inspirée du cirque contemporain français, dit aussi artifié (Sizorn), l’autre se revendiquant d’une esthétique plus locale, que je propose de qualifier de cosmopolite insurgée. L’étude de ces stratégies montre comment le transfert d’un genre hégémonique en contexte subalterne produit ou stimule des formes d’exclusion, de transfiguration, d’altérisation et d’invention.

Dans un contexte de globalisation du monde (et) du cirque, le cirque chilien post-dictatorial est marqué par des circulations transnationales culturelles et humaines, ces dernières visant des espaces plus dotés économiquement et une plus grande professionnalisation du cirque. Ces circulations s’opèrent dans deux directions principales : vers l’espace latino-américain et vers l’espace européen, avec des migrations saisonnières ou définitives vers des espaces de professionnalisation comme les écoles de cirque, les scènes circassiennes ou encore les réseaux festivaliers, qui n’existent qu’à la marge au Chili.

L’article s’appuie sur les résultats d’une recherche ethnographique menée dans divers espaces du cirque chilien entre 2016 et 2019, dans le cadre d’un doctorat en socio-anthropologie. Il convoque aussi l’expérience de l’autrice comme professionnelle du cirque en Europe et en Amérique latine.

1. Artification, transfiguration et colonialité

1–1. Pour un cirque artifié

Sur la scène d’un théâtre de province chilien se tiennent trois hommes vêtus en noir. L’un manipule une console de musique électronique, et deux jongleurs évoluent dans une scénographie modulable composée de panneaux blancs, disposés verticalement à même le sol. Sur leur envers sont imprimés, plus grands que nature, les portraits photographiques des deux protagonistes. Hypertrophiant leurs expressions, ces masques cachent et révèlent les visages des interprètes, composant des silhouettes tantôt aveugles et gauches, tantôt virtuoses de la manipulation d’objets divers.

Combinant jonglerie, danse contemporaine et jeu d’acteur, la pièce met en scène des relations muettes au tour insolite et drolatique. Les costumes, composés de t-shirts et de pantalons souples, évoquent le quotidien des artistes. La sobriété des couleurs, le graphisme des éléments et des postures composent un univers géométrique rythmé par une musique minimaliste. Au début du spectacle, l’un des jongleurs s’apprête à s’adresser au public à l’aide d’un micro à pied lorsque ce dernier, habilement manipulé, semble s’animer d’un mouvement propre, entraînant le jongleur et l’objet dans une danse à la fois agonistique et absurde.

Une trajectoire entre Chili et France

Pour ce spectacle, Andres,1 directeur de la compagnie Oscuro, a réuni trois ami·e·s — un musicien, un jongleur-danseur et une plasticienne — autour d’une idée survenue au moment de ses études à l’école de cirque professionnelle Le Lido à Toulouse, en 2006. Originaire de Viña del Mar sur la côte Pacifique, Andres se prend de passion pour la jonglerie alors qu’il est adolescent, quand déferle sur le Chili ce qu’il décrit comme une mode du diabolo. Attiré par l’art et la scène, il postule à l’École Internationale du Geste et de l’Image La Mancha à Santiago, inspirée de l’école de théâtre Jacques Lecoq. Alors qu’il n’existe au Chili qu’une formation professionnelle au cirque naissante, Andres décide de partir en France pour se former professionnellement. Il passe les sélections de l’école de cirque Le Lido à Toulouse, réputée pour son niveau en jonglerie et sa pédagogie orientée vers la « fabrique d’un artiste créateur » (Salaméro & Haschar-Noé), et devient ainsi le second Chilien à intégrer une école professionnelle de cirque en Europe. Andres travaille ensuite en France jusqu’en 2015, à la fois comme pédagogue et artiste. Il est sollicité par diverses écoles de cirque professionnelles reconnues, comme Piste d’Azur à Cannes et l’Académie Fratellini à Paris. Il participe aussi à diverses productions comme interprète et vend des numéros en solo :

Figure 3.1.
Figure 3.1. Une scène de Portrait Next.

Source: dossier de diffusion du spectacle Portrait Next, communiqué à l’autrice par Andres

Ça a assez bien marché pour moi parce qu’en tant que jongleur j’étais léger, on me programmait dans pas mal d’endroits … surtout en cabaret et dans des compagnies comme Horizons Croisés, ou en théâtre de rue, comme avec Pipo Total.2

Mais la condition d’émigré suscite aussi des difficultés :

J’avais très peur de quitter Toulouse, parce que j’y avais mes contacts et que, en tant qu’étranger, émigré, m’installer dans une nouvelle ville c’était tout recommencer depuis le début, et c’était très dur.

En 2015, après avoir réussi une audition pour la compagnie du célèbre jongleur et metteur en piste Jérôme Tomas, Andres doit renoncer à cette collaboration à cause de problèmes administratifs :

Il me fallait un contrat et ça n’a pas marché ; ça a été une des raisons qui m’ont poussé à rentrer au Chili. Je n’avais plus de projet, c’était le moment. Et puis je suis aussi rentré pour des raisons familiales, mes parents se faisaient vieux.

Le retour ne se fait pas sans heurts : « Ça a été une année difficile, pour s’adapter aux styles et manières de travailler d’ici. » Mais Andres obtient, fin 2016, un financement de la part du Conseil National des Cultures et des Arts (Consejo Nacional de las Culturas y de las Artes), institution responsable de la culture au Chili depuis 2003 (Muñoz del Campo), qui comporte une section dédiée aux Arts du Cirque depuis 2011. Ce financement offre à Andres et sa compagnie une résidence de création d’un an au Parque Cultural de Valparaiso, ancienne prison réhabilitée en centre culturel, où les conditions de travail pour les circassien·ne·s sont uniques dans le pays. Il bénéficie ainsi d’un soutien rare au Chili, qui ne compte aucun lieu de résidence réservé au cirque.

Une esthétique artifiée

Le spectacle créé au cours de cette résidence sort en mars 2018 et s’intitule Portrait Next. Il a été conçu pour la salle et investit les conventions d’un cirque labellisé « contemporain » depuis l’espace du cirque français (Spinelli 27), qu’Andres a incorporé au cours de son séjour en France. L’investissement de ce type de conventions permet à Andres d’obtenir les subventions décrites, en phase avec des politiques culturelles qui valorisent les modèles de cirque hégémoniques tels que le « cirque néoclassique » (Leroux et Batson) inspiré du Cirque du Soleil, et le « cirque de création » (Cordier) à l’origine français. Ce dernier type de cirque présente la particularité d’être engagé dans un processus d’artification (Sizorn) fondé sur ce que Nathalie Heinich appelle le « régime de l’art contemporain ». Le spectacle Portrait Next présente diverses conventions propres à ce régime. Il met en scène un univers imaginaire où les règles du monde ordinaire sont renversées, comme dans la scène du micro. Il évite les effets de réel en refusant de recourir à la narration, comme l’explique Andres : « Nous n’essayons pas de raconter quelque chose, nous cherchons à faire sentir des choses. » Andres se dit « abstrait, dans son monde », valorisant l’abstraction dont le paradigme contemporain fait un aboutissement. Il s’efforce ainsi de construire un univers autonome, dans la lignée de certains préceptes de l’art pour l’art (Bourdieu). Dans le dossier de diffusion, on lit que « Portrait Next est un spectacle de jonglage chorégraphique […] qui valorise la jonglerie à l’image du théâtre et de la peinture. » L’autonomisation de la jonglerie et sa comparaison avec de « Grands Arts » suggère l’invention d’un nouvel art (Sizorn), en rupture avec le cirque de caractère composite (Goudard) couramment qualifié de traditionnel. Le dossier affirme : « Nous venons du cirque, mais nous ne faisons pas de cirque. Nous croyons en la construction dramatique de nouvelles formes », marquant l’identification avec une temporalité, le futur, plutôt qu’avec un genre ou un style. L’art recherché, détaché des formes du passé et en avance sur son temps, répond ainsi aux valeurs de l’art contemporain.

Art pour l’art, abstraction, proximité avec des arts « nobles », innovation : avec Portrait Next, Andres cherche à participer au mouvement d’artification du cirque. En ce sens, le goût d’Andres pour le « contemporain » et son engagement à l’implantation de ce style de cirque dans son pays relève d’une forme d’agentivité, qui lui permet d’être reconnu par l’institution et de bénéficier des meilleurs cadres de production et de diffusion qu’elle a à offrir, de manière à produire l’art qu’il valorise.

1–2. L’artification comme transfiguration

Acquérir l’éthos contemporain

L’engagement dans la forme du cirque artifié se double d’une identification avec l’artiste de cirque contemporain tel qu’il est produit en France, renvoyant également à un type d’artiste relativement nouveau au Chili, qui tend à prendre de l’importance à mesure que les institutions culturelles prennent part au développement du cirque. Cette identification avec l’artiste contemporain passe par une incorporation de techniques et de savoir-faire comme les techniques apprises à l’école de cirque ou au cours de la vie professionnelle dans le pays d’accueil, mais aussi de valeurs qui vont au-delà de l’esthétique. En entretien, je demande à Andres les raisons qui l’ont poussé à rester toutes ces années en France. Il s’exclame :

A (Andres) :

J’aime la France !

[DA(Autrice):

Qu’est-ce que tu aimes en France ?

A :

La liberté. Mais en tant que Chilien ça a été dur, il m’a fallu du temps pour devenir plus sensible, plus libéral […]. J’apprécie que l’art puisse se développer dans un cadre de liberté, y compris mentale, avec des gens, un public qui soit plus ouvert pour apprécier l’art.

DA :

As-tu une explication au fait d’avoir trouvé ça particulièrement en France ?

A :

Je pense que c’est parce que la France est un pays plus ancien ; les gens sont plus ouverts à recevoir et à donner, avec moins de préjugés.

L’attachement d’Andres pour la France recouvre ici à la fois des questions esthétiques, morales et politiques, qui l’engagent dans un travail de réforme de soi (Foucault) pour incorporer, au-delà des compétences artistiques, un éthos contemporain associé à une certaine idée de la francité. Insistant sur la longévité historique attribuée à l’autre, mais pas à soi-même, le discours d’Andres suit ce que James Clifford nomme la logique de l’Occident : « lorsque des populations marginales pénètrent un espace […] défini par l’imagination occidentale […], leurs histoires particulières s’évanouissent » (Clifford 13). Cette logique renvoie aussi à ce qui a été défini par Anibal Quijano comme la colonialité du pouvoir, induisant que « l’histoire ait un sens et une direction uniques et connus » selon une « monoculture du temps linéaire » excluante (Santos 48).4 L’incorporation de ces logiques de domination dans le pays d’émigration favorise l’intégration et la reconnaissance par les institutions du pays d’origine, elles-mêmes structurées selon des systèmes de valeurs hégémoniques. Dans le contexte subalterne, l’adhésion d’Andres à la logique de l’Occident lui permet d’exercer son art selon les cadres qu’il valorise.

Se distinguer de la culture subalterne

L’identification avec la culture dominante est corrélée à une contre-identification avec la culture d’origine, qui ressort dans cet extrait :

Je ne sais pas d’où ça vient, mais nous … nous sommes menteurs, les Chiliens. Et c’est terrible parce que quand les gens s’habituent à mentir, ils se mentent à eux-mêmes, et après ils mentent à tous et tout le temps […] et je crois que se mentir, pour l’art, c’est fatal. Tu ne peux pas être artiste si tu n’es pas sincère. C’est pour ça je pense qu’au Chili les spectacles sont superficiels, on a cette capacité de mentir, et ça se transmet sur scène. […] Alors que dans le cirque contemporain, il y a des artistes qui travaillent avec beaucoup d’humilité et de sincérité, et cette identité … est un peu la mienne. (Andres)

Ce discours distinctif repose sur un jeu d’opposition qui tend à dévaloriser l’éthos d’origine associé à la chilenité. Les tensions que soulèvent cette contre-identification marquent les relations interpersonnelles engagées dans la création :

Pendant la création de Portrait Next, mon compagnon ne sentait pas le geste : il le jouait … comme dans les spectacles d’ici : tout vient de l’extérieur, tout est surjoué, externalisé. (Andres)

La critique de l’éthos chilien se porte ainsi sur les compétences artistiques. En négatif, Andres valorise les conventions (Becker) inspirées de la danse contemporaine qui ont été importées dans le cirque contemporain (Salaméro), correspondant à un certain minimalisme et à un « état de corps intérieur [ne cherchant pas] la visibilité ou la lisibilité extérieure » (Despres 123-24).

Le jeu d’opposition entre sincérité et superficialité ainsi construit comporte enfin une dimension sociale, de classe — le « Chilien menteur et superficiel » renvoyant à une certaine image du populaire (Shusterman) — construite en opposition avec les classes supérieures supposées raffinées. L’ensemble de ces oppositions artistiques, morales et sociales contribue à renforcer une vision hiérarchisée de l’espace du cirque et du monde, entre un « premier monde » avancé, développé, cultivé, et un « tiers-monde » arriéré. Cette idée transparaît dans l’une des autres motivations avancées par Andres pour revenir au Chili : « j’avais appris assez pour revenir au Chili et y faire un certain travail, un peu plus social et artistique, de transmission ». Ainsi, la mission endossée se rapproche de celle du civilisateur.

1–3. L’artification comme altérisation

Heurs et malheurs de l’émigré transfiguré

Les efforts pour incorporer un éthos étranger valorisé apparentent la trajectoire d’Andres à ce que Pierre Bourdieu appelle la transfiguration (Bourdieu), et que Abdelmalek Sayad voit comme un motif récurrent des trajectoires d’immigré·e·s (Sayad). Mais cette stratégie de transfiguration a montré ses limites dans le pays d’émigration, Andres n’ayant pas atteint le statut convoité de créateur comme ses collègues français·e·s, et devant se contenter de la position d’interprète, moins prestigieuse (Cordier). Cette émigration-transfiguration trouve ainsi ses limites, face aux lois migratoires officielles et officieuses d’un pays du Nord qui renvoie le transfuge à sa condition d’étranger. Les difficultés et les frustrations qui en découlent décident in fine de son retour au pays.

Une fois rentré au Chili, la stratégie de transfiguration se poursuit, l’éthos incorporé étant mis en avant pour se faire reconnaître et monter dans le monde de l’art local. Le processus d’institutionnalisation qu’a connu le cirque chilien pendant les années d’absence d’Andres, bien que partiel, tend à valoriser le modèle de la création contemporaine et le prestige accolé à l’expérience en France, de manière à favoriser Andres et lui permettre d’accéder au statut de directeur de compagnie, c’est-à-dire de créateur.

Le retour constitue donc une nouvelle impulsion transfiguratrice. Mais le processus de distinction est aussi stimulé par certains confrères locaux, comme un circassien de rue qui, à l’occasion d’une rencontre professionnelle sur le cirque, interroge Andres sur le ton du défi : « Tu viendrais nous soutenir toi, en venant jouer dans la rue ? » Le silence gêné qui suit conforte les sous-entendus : Andres, favori d’une institution qui laisse les artistes de rue dans la précarité, est devenu aux yeux de certains de ses confrères un « déserteur » (Sayad 155). Émissaire d’un paradigme qui produit une hiérarchisation entre les siens et la dégradation du cirque chilien sur l’échiquier mondial, le transfuge qu’il est devenu se voit « frappé d’un anathème » (Sayad 159) proportionnel au prestige que l’institution lui reconnaît.

Artification et colonialité

Le processus d’artification, lorsqu’il touche un·e émigré·e, réactualise et produit donc de la domination, qui est transférée dans le pays d’origine au moment du retour. L’hégémonie, cette notion abstraite, se construit et se perpétue concrètement par le couplage entre des circulations de symboles (tel qu’un genre artistique) et des circulations humaines sur des échelles variées (transcontinentale, transclasse, etc.). L’attitude distinctive d’Andres tend ainsi vers la logique de colonialité (Quijano), l’éthos contemporain représentant une modernité dans laquelle le Chili ne serait pas encore pleinement entré. Si l’on veut « se trouver à un extrême du spectre colonial, il faut négocier avec la modernité » (Mignolo 32). Les « formes dichotomiques [qui dissimulent] la relation hiérarchique sous l’apparence de l’équivalence » (Santos, 245) tendent vers la « raison métonymique » (Santos, 244) coloniale moderne : « le tout » (ici le cirque contemporain) impose ses critères « aux parties » (d’autres formes de cirque) en les dégradant. Faite d’efforts constants pour se situer du bon côté des dichotomies, cette logique produit une forme d’absence (Santos) vis-à-vis des compatriotes et des confrères : l’altérisation.

2. Un cirque cosmopolite insurgé

Comme le circassien de rue précédemment décrit, une partie des acteur·trice·s du cirque chilien critiquent l’artification, jugée d’importation, pour se positionner comme les instigateur·trice·s d’un cirque véritablement sud-américain. Une relation dialectique fondée sur la critique mutuelle lie ainsi cet autre cirque avec le cirque artifié.

2–1. Le refus du contemporain comme identification au subalterne

Controverse sur le futur

En novembre 2018, le Conseil National des Cultures et des Arts organise une rencontre sur le cirque dans lequel se noue un débat sur l’identité du cirque chilien. Andres y affirme que « le futur, c’est la France ». Quelques semaines plus tard, je rapporte en entretien ces propos à Caracol (surnom signifiant escargot en espagnol), circassien de rue renommé, qui s’indigne : «Si un collègue dit que le futur est ailleurs, qu’est-ce qui nous reste à nous ? On est de la merde, quoi ! » Son indignation se double de propos acerbes à l’encontre du genre contemporain : « Je critique toujours un peu la vision contemporaine, où il y a le corps, où je fais une connerie comme ça (mime) et je reste comme ça, et je suis à l’intérieur, et personne n’y comprend rien … »

Comme chez Andres, les cirques locaux et d’importation sont mis en opposition autour du référent contemporain, mais selon un système de valeurs inversé. Les jeux d’opposition et d’identification s’insèrent chez Caracol dans une stratégie pour exister opposée à celle d’Andres. Acteur d’un cirque moins doté en capitaux matériels et symboliques, Caracol exploite l’ancrage populaire comme un argument pour se distinguer de l’hégémonique, et ainsi construire une légitimité d’acteur subalterne défendant la culture des dominés. L’identification subalterne partagée avec les publics de rue est aussi exploitée de manière à tirer parti, et subsistance, d’un cirque non institutionnel.

Une trajectoire subalterne dans un monde global

De son vrai nom Alberto, Caracol est né en 1980 dans un quartier pauvre de Santiago (población). Passant pour « l’artiste rigolo », il rêve de se lancer dans le théâtre. À l’adolescence, il passe des auditions dans des écoles de théâtre, mais, selon ses dires, «ça se passe très mal. Je ne cadrais pas. C’était très élitiste. » Alberto commence à fréquenter un des nombreux groupes de cirque de rue qui existent alors à Santiago et suit un atelier de cirque social (Spiegel) dans une banlieue proche de la sienne, instigué par un pionnier du cirque post-dictatorial proche de l’ONG El Circo del Mundo, extension locale du programme international du Cirque du Soleil « Cirque du Monde » (Rivard), spécialisé dans ce type d’intervention. Caracol intègre ensuite en 2000 la première formation professionnelle aux arts du cirque du pays, à El Circo del Mundo. Il y apprend le trapèze duo et devient payaso, version latino-américaine du clown, qui se démarque par sa volubilité et son outrance langagière. Prenant le nom de Caracol, le payaso campé par Alberto connaît un succès grandissant dans le monde du cirque chilien et au-delà. C’est ainsi qu’il rencontre Paquita, ex-gymnaste de haut niveau qui fait ses débuts dans le cirque. Après diverses expériences professionnelles, dont une en Afrique du Sud, le duo se lance dans le spectacle de rue. En 2008, ils fondent avec deux collègues de Valparaiso la compagnie Circochico, à l’occasion d’une résidence de création en France au sein d’une compagnie de Montpellier. Le duo profite de ce séjour pour se former au cadre aérien auprès d’un professeur russe renommé qui enseigne à l’École Supérieure des Arts du Cirque de Bruxelles (ESAC). Ils deviennent rapidement une référence en matière de spectacle de rue. Après la naissance de leur premier enfant, ils s’installent à Rosario en Argentine, ville d’origine de Paquita, tout en continuant de se produire en Amérique latine et en Europe de l’Ouest, menant une vie itinérante transcontinentale.

2–2. Un cirque pour se réapproprier le futur

Une posture anti-hégémonique

Tout ça, c’est super, mais je crois qu’il faut attendre qu’on soit une société évoluée pour que ça puisse être compris. Quand cette société aura une culture riche, la possibilité d’avoir ces fêtes, de voir des trucs bizarres, là oui, je crois que le mouvement contemporain aura la force qu’il a en France. Peut-être que là-bas le public est déjà habitué à voir des trucs comme ça, qu’il peut les comprendre. Mais ici pour arriver à ces trucs contemporains bizarres, il faut cheminer un peu plus. (Caracol)

Malgré un discours et un positionnement critique envers le genre contemporain, l’attitude de Caracol révèle une certaine incorporation de l’hégémonie, « la modernité créant la non-contemporanéité du contemporain » (Santos 48), comme l’exprime l’usage réservé à un certain genre de cirque du qualificatif « contemporain ».

Ainsi se dessine une forme d’absence (Santos) qui lie ceux·celles qui, issu·e·s d’espaces subalternes, doivent se confronter aux espaces dominants (et à leurs productions) afin de réaliser leurs projets d’avenir : vivre du cirque. Les paroles d’Andres exacerbent chez Caracol le sentiment de n’être rien et d’être enfermé dans un présent sans issue, comme il l’exprime ici :

Dans le quartier d’où je viens, l’important c’est de terminer l’école, de chercher un travail, pour manger et vivre. Et c’est comme ça génération après génération, car il n’y a pas de projection pour nous, ni pour nos descendants.

La distribution inégale de ce qu’Arjun Appadurai appelle la « capacité à l’aspiration » (Appadurai 236) ressort ici, « les plus privilégiés d’une société » pouvant « explorer le futur plus souvent et de façon plus réaliste » en vivant selon les normes avec lesquelles se pense le futur, tandis que « l’horizon d’aspiration des plus faibles [est] plus fragile » (Appadurai 237).

Le processus d’artification du cirque opère ici comme une norme d’évolution du cirque attendue. En revanche, ne pas suivre ce processus vouerait à rester bloqué dans le présent ou le passé. La réaction de Caracol met ainsi l’accent sur l’analogie entre le processus qui conduit à se rendre absent du monde du cirque (au sens où l’entend Santos) et celui qui existe dans l’ensemble du monde social.

Caracol investit en réaction un espace culturel « contre-hégémonique », le cirque de rue. Il marque ainsi sa différence en explorant un genre de cirque qui lui ressemble, par son ancrage local (dans la lignée du cirque de rue investi par les pionnier·ère·s du cirque post-dictatorial chilien) et sa dimension populaire (à travers, par exemple, la figure du payaso). Des éléments issus d’espaces variés sont aussi convoqués de manière à inventer (Appadurai) un cirque qui n’est ni contemporain, ni traditionnel, ni pionnier. L’analyse de spectacle qui suit examine les ressorts esthétiques à travers lesquels est produit cet autre cirque.

Le spectacle A lanzarse, Valparaiso, 30 décembre 2018

Pour célébrer la fin de l’année, un groupe d’artistes de cirque de rue familier du Circo Cielo, principal lieu de cirque de Valparaiso entièrement autogéré, donne un spectacle au chapeau sur une place du centre-ville. Le numéro final met en scène « Don Guido » (pionnier du nouveau cirque à Valparaiso) et le duo de payasos Paquita et Caracol, extrait de leur spectacle de rue A lanzarse.

Au centre de l’espace de jeu se dresse un cadre aérien, structure métallique qui permet au duo de réaliser des séquences de voltige, où Caracol, positionné en cochon pendu, lance et rattrape Paquita, qui effectue différentes figures acrobatiques dans les airs. À l’issue d’une séquence, elle effectue un saut de l’ange du haut de la plateforme de 4,5 mètres et atterrit sur le dos sur le tapis de protection.

Lorsque Paquita se redresse, Caracol, resté en haut, l’exhorte à faire encore « plus dangereux », invitant le public à scander avec lui : « Más peligroso, más peligroso ! » Paquita se relève au comble de l’énervement, lève le nez vers son partenaire et le met à son tour au défi de faire « plus dangereux ». Debout devant un micro à pied installé sur la plateforme, Caracol, dramatique, s’apprête à sauter.

Figure 3.2.
Figure 3.2. Paquita après son saut de l’ange, Caracol sur le cadre aérien. Photographie prise par l’autrice.
Figure 3.3.
Figure 3.3. Caracol sur le cadre aérien. Photographie prise par l’autrice.

Il est interrompu dans son élan par Don Guido, qui, depuis le bord de l’espace scénique, s’écrit :

« Caracol, qu’est-ce que vous faites là-haut ? Vous ne devriez pas être là ! C’est dangereux ! Si Paquita a pu sauter, c’est parce qu’elle est professionnelle. Et vous savez pourquoi elle est professionnelle ? Parce qu’elle a étudié dans un pays où l’éducation est libre, gratuite et de qualité [Paquita est argentine]. En revanche vous, Caracol, vous n’avez pas eu d’opportunité [car il vient d’un quartier déshérité de Santiago]. Et vous savez pourquoi ? Parce que vous, vous êtes pauvre. »

Caracol répond avec emphase :

« Espérons qu’un jour je cesserai d’être pauvre, pour devenir capable de me jeter de si haut. Espérons qu’un jour, tous les gens auront la même opportunité, et cesseront d’être pauvres, pour qu’ils puissent eux-aussi se jeter de là-haut ! Espérons qu’un jour s’ouvre la Alameda, pour qu’y passe un homme libre et qu’une société plus juste puisse être créée ! » [Citation célèbre de Salvador Allende]

Le public reconnaît la citation et les rires fusent, enthousiastes.

Don Guido s’indigne de plus belle :

« Mais pour qui vous prenez-vous, à dire des choses politiques comme ça au peuple ?! Ça c’est Allende qui l’a dit, vous vous prenez pour un révolutionnaire ou quoi ? »

Caracol, avec la même emphase :

« Être jeune et ne pas être révolutionnaire, c’est une contradiction, qui va jusqu’à être biologique ! » [Célèbre citation de Che Guevara]

Les rires s’amplifient.

Don Guido, encore plus indigné :

« Mais, ça, c’est Che Guevara qui l’a dit ! »

Caracol, encore plus solennel et dramatique :

« Ah, mais Don Guido, il faut espérer le meilleur, et se préparer pour le pire. »

Indécision amusée du public.

Don Guido, soudain décontenancé :

« Et ça, qui c’est qui l’a dit ?

– Batman, je l’ai lu dans une BD ! »

Le public s’esclaffe et les applaudissements redoublent.

Réinventer le cirque, étendre le réel

Dans un contexte d’institutionnalisation grandissante du cirque chilien, la pratique de rue, sans contrat, sans programmateur·trice, sans structure administrative pour la diffuser, s’apparente, pour ses protagonistes, à une « contestation des hiérarchies culturelles et une critique des formes artistiques institutionnalisées » (Salaméro et Cordier 49). Mettant en scène « le frisson » (Fourmaux) avec le cadre aérien, en utilisant l’humour et en jouant sur des référents auxquels les spectateurs peuvent s’identifier, A lanzarse investit des registres esthésiques (Sizorn), centrés sur la sensation et l’émotion forte, vertigineuse et plaisante. Cette pratique spectaculaire, mettant en scène le drame de gens modestes avec un humour non dénué de sarcasme, place en son cœur une didactique politique. En cela, le cirque de Caracol et de ses comparses se distingue du cirque des pionnier·ère·s chilien·ne·s, qui évitaient la didactique politique, discontinuité qui témoigne d’une forme de réinvention des conventions du cirque de rue :

Quand on a commencé on ne savait pas faire de la rue, ça ne marchait pas du tout. […] Alors on a commencé à faire des expériences directement dans la rue : comment s’y tenir, comment arriver à entrer dans l’état de payaso, mais sans faire les blagues habituelles. C’était difficile d’être là, à poil au milieu de rien […] On cherchait comment capter l’attention, comment transmettre ce qu’on voulait. C’était une recherche de stratégies. (Caracol)

Des choix distinctifs ressortent de ces recherches, comme le refus des « blagues » qui, à force de répétition, perdent leur caractère improvisé, fondamental pour le dynamisme des interactions de rue. La volonté de faire sans les recettes habituelles marque aussi un impératif d’originalité qui, plus qu’un moyen de légitimation (comme il l’est dans le paradigme contemporain), est destiné à retenir le public volatile de la rue (Brunaux). Ce renouvellement des ressorts comiques exprime aussi le point de vue de jeunes qui ne profitent pas, comme leurs aîné·e·s, de l’explosion d’optimisme suscitée par la fin de la dictature, et qui souffrent de politiques de transition démocratique qui accentuent la précarité des jeunes et des couches populaires (Equipo Centro de Estudios en Juventud ; Aguilera Ruiz ; Pinto et Salazar).

Dans ce contexte, la scène restituée fonctionne sur un système de références destiné à emporter l’adhésion des spectateur·trice·s grâce à un « effet de réel » (Barthes). Les allusions à Allende et Che Guevara fédèrent autour de figures héroïques des luttes populaires chiliennes et latino-américaines. L’adjonction d’une référence à un héros imaginaire nord-américain joint deux acceptations de la culture d’ordinaire opposées : l’héroïsme révolutionnaire et la culture de masse (Harcha).

Les éléments biographiques qui sont détaillés dans le numéro au sujet de Caracol et Paquita (lui, Chilien pauvre/elle, Argentine éduquée, etc.) constituent un autre ensemble référentiel. Au-delà des personnages, ils renvoient aux vies des interprètes, elles-mêmes en phase avec les réalités des spectateur·trice·s. L’accent argentin de Paquita et le déséquilibre d’accès à l’éducation supérieure entre le Chili et l’Argentine, par exemple, évoquent un vécu de classe différent chez les Chilien·ne·s et les Argentin·e·s, et mettent en scène des fractures sociales contextualisées :

En tant qu’artistes, on communique un miroir de la société, on communique à travers une réalité, à partir de quelque chose qui survient dans l’ici et maintenant, ce conflit entre les personnes, qui n’est rien de plus que le reflet des conflits qu’il y a dans la société elle-même. (Paquita)

La réalité partagée avec le public est ainsi utilisée comme matière communicationnelle, voire communielle. Caracol affirme :

Notre mission sociale, en tant que communiquant, c’est que nos spectacles soient compris par la femme qui est abusée, le mec qui est violent, celui qui n’a jamais eu d’opportunité, celui qui est un mec fini.

L’espace expressif du cirque est investi comme un outil de conscientisation populaire, en tant que miroir du social, et comme moyen de s’extraire de réalités aliénantes. Conçu pour toucher les exclus de tous bords, A lanzarse étend l’idée de spectacle populaire telle qu’elle s’est structurée au Chili autour d’une acceptation marxiste, en référence à l’Unité populaire (coalition de gauche au pouvoir entre 1970 et 1973, avant le coup d’État militaire). Cette acceptation identifie le populaire au « politisable », entendu comme la classe ouvrière et ses organisations (Harcha 147-48). Par contraste, A lanzarse cible des personnes appartenant à « des secteurs du populaire qui ne sont pas représentés politiquement » (Harcha 149), comme « la femme abusée », ou qui sont « réprimés éthiquement », comme à certains égards « le mec violent », de manière à produire une « marginalité étendue » (Harcha 149).

2–3. La fabrique du cirque cosmopolite insurgé

Cosmopolitiser le payaso

Aux yeux de ses protagonistes, comment ce cirque étend-il concrètement le réel ?

En étudiant le payaso au cours des voyages, mon payaso est devenu un mélange de chilien et d’ailleurs, de nulle part, sans origine. J’y ai intégré des trucs de là où j’avais été, j’ai essayé d’universaliser mon langage, pour pouvoir dire quelque chose qui puisse être compris n’importe où. (Caracol)

Par l’« improvisation sur le préétabli, le jeu, la transmutation », le payaso est censé « vivifier le matériel original dans sa rencontre avec l’autre » (Harcha 145), en « rendant actif le présent [par un jeu de] trans-historicisation et de trans-localisation » (Harcha). Il s’agit d’en faire, comme l’énonce Caracol, un « système transculturel de communication » (Harcha 121). La performance vise à « défolkloriser » (Harcha 121) le payaso en le « cosmopolitisant », à rendre présent ce qui a été rendu résiduel (l’exotique, le folklorique), en l’arrachant au « passé » et en lui reconnaissant des futurs possibles. Elle tend ainsi à substituer au régime hiérarchisant de la contemporanéité celui de la simultanéité (Santos 149).

Réinventer le cadre aérien pour des besoins subalternes

La cosmopolitisation, comme processus de réagencement symbolique et subjectif, met en jeu un « travail de l’imagination » (Appadurai). L’invention n’y est pas valorisée pour elle-même (comme dans le paradigme contemporain), mais mise au service de fins hétéronomes (politiques, de subjectivation, etc.). L’usage du cadre aérien dans A lanzarse permet de souligner ce travail de l’imagination sur un autre plan que celui du discours, dans ce qui est plus spécifique au cirque : ses appareils et ses techniques corporelles. Il montre comment des acteur·trices des Suds participent à l’innovation technique et technologique, y compris dans les espaces dominants.

Jusque dans les années 2000, le cadre aérien n’existait que de manière marginale en Amérique latine. Comme la plupart des techniques de haute voltige qui demandent des infrastructures et un savoir technique avancé, cette technique était principalement transmise dans les écoles professionnelles. À l’origine inclus dans l’installation à plusieurs portiques de « petit-volant » (version réduite du « grand » trapèze volant), le cadre aérien s’est autonomisé sous deux formes : accroché à grande hauteur en intérieur, ou transféré sur des pieds pour pallier le manque d’accroches, en particulier en extérieur. Le travail acrobatique de « ballant », qui était favorisé à l’origine, demandait des dispositifs de protection importants (filet ou tapis recouvrant la longueur de plusieurs mètres couverte par les balancés), et a par conséquent été abandonné dans les performances de rue.

L’adaptation du cadre aérien au spectacle de rue non institutionnalisé a été effectuée au cours des années 2000, en majorité par des duos sud-américains ayant fréquentés des écoles supérieures ouest-européennes3 et voulant intégrer la discipline au spectacle de rue. L’abaissement sur pieds à 4,50 mètres du sol offre le double avantage d’attirer le chaland de loin tout en gardant une proximité physique avec le public, qui est essentielle à la pratique de rue. Comme dans A lanzarse, la plateforme du cadre a ainsi été convertie en un espace de jeu en soi, tout comme l’espace de chute (plongeon de Paquita), qui est devenu plus qu’un simple lieu de démonstrations de voltige.

Le transfert du cadre aérien dans l’espace contraint de la rue a aussi induit des inventions concernant les techniques de voltige. Celle du « ballant », qui demande un espace dégagé et des protections au sol importantes, a été abandonnée au profit de la technique jusque-là moins développée du fixe dynamique, qui demande un espace protégé plus réduit, tout en restant spectaculaire. Enseignée par un professeur russe de Bruxelles avec des élèves souvent venu·e·s d’Amérique latine (comme Paquita et Caracol), cette technique a été développée puis perfectionnée, comme dans le cas étudié. La « réinvention » du cadre avec des usages dramaturgiques et des techniques novateurs sert finalement des visées propres à ce cirque subalterne, avec une esthétique combinant didactique, humour et esthésique (à travers le frisson-vertige lié à la hauteur et à la voltige).

Les allers-retours entre des espaces au capital culturel différent stimulent donc un « travail de l’imagination […] inscrit d’emblée dans une dimension transnationale » (Appadurai 12), qui fonctionne par l’assemblage et la resignification (Infantino) d’éléments disparates, selon des fins hétéronomes liées aux positions et engagements esthético-politiques des interprètes. Ces assemblages cosmopolites enrichissent réciproquement les cirques dominants, plaçant les acteur·trices des Suds au centre de l’innovation technique et esthétique dont se nourrit le paradigme contemporain. Le cirque cosmopolite et le cirque contemporain s’opposent en ce sens sur le plan politique tout en présentant certaines convergences esthétiques, qui se retrouvent dans certaines collaborations Nords-Suds, telle que la création dont il est ici question ici, réunissant le duo Paquita et Caracol et une compagnie montpelliéraine en 2010.

2–4. Du cosmopolitisme à l’insurrection

Une raison cosmopolite insurgée

Punaise, moi je viens du quartier, et j’ai eu la chance de faire ça, de vivre du cirque ! Alors quand je vois mes petites cousines, qui ont des capacités physiques, je leur dis : si à un moment donné vous voulez faire comme moi, venez chez moi à Rosario, je vous reçois ! Ce n’est pas possible pour moi de les voir perdues dans le quartier. Parce que leur futur est tout tracé, et en même temps, il faut qu’il y ait une petite fumée de magie qui les sorte de là. Alors avec ce genre de pensées du collègue que le futur est ailleurs, qu’est-ce qui nous reste à nous, il ne nous reste rien à nous, rien. (Caracol)

La logique extensive à l’œuvre dans le travail créatif est transposée sur le plan de la subjectivation (Foucault), faisant ressortir ce que Santos appelle une « raison subalterne cosmopolite insurgée » (Santos 270). On y décèle le « refus du gaspillage des expériences » (Santos 270) et la volonté de « substituer au vide du futur selon le temps linéaire […] un futur de possibilités plurielles et concrètes, simultanément utopiques et réalistes, qui se construit dans le présent à partir des activités de soin » (Santos 51). L’aide proposée aux cousines de Caracol fait aussi ressortir une « axiologie du soin » (Santos 55) visant à restituer les « réalités rendues absentes par les silences, la suppression et la marginalisation » (Santos 265).

La raison cosmopolite insurgée doit donc être comprise comme un positionnement subjectif qui vise à s’extraire des hiérarchies imposées par le système de colonialité, en restituant à ceux·celles qui sont placé·e·s hors du récit moderniste une forme de « marginalité créative » (Harcha 151). Cette raison dispute du même coup au contemporain le monopole de la créativité. Et l’allusion à la « magie » tend à substituer au progrès un « réalisme magique » (Larraín et Larraín 201) typique de la culture latino-américaine. Cette réappropriation intégrée dans l’agentivité subalterne se retrouve dans l’identification en chaman plutôt qu’en artiste défendue par Caracol :

Nous on ouvre des portails d’énergie, de chaman, et si on est capables de faire ça, de rassembler les gens dans un cercle, de remplir un chapiteau ou un théâtre, alors ne rien dire, ça ne me remplit pas.

L’engagement politique propre au monde moderne (conscientiser des spectateurs) se combine avec l’usage de voies subalternes, comme la puissance magique fédératrice du chaman. Et la référence au chaman fonctionne comme une identification avec les plus opprimés localement, en particulier le peuple originaire mapuche, qui subit les persécutions conjointes de l’État et de multinationales dans le cadre d’une politique de préemption extractiviste (Le Bonniec). La logique cosmopolite insurgée cherche ainsi à transcender, selon l’expression de Paquita, la « réalité rendue absente » (Santos 265) en étendant physiquement, symboliquement et politiquement des espaces-temps marginalisés. Elle vise à recomposer le partage du sensible (Rancière) selon un modus operandi qui consiste à investir et à se réapproprier, tant dans l’art que dans la vie, une créativité accaparée conceptuellement par le régime de contemporanéité. La raison cosmopolite s’insurge donc au travers du « travail de l’imaginaire qu’effectuent les humains quand ils luttent pour accroître leurs chances de survie, pour élargir l’horizon de leur possibilité et pour améliorer leur niveau de vie » (Appadurai 87). L’exemple du cirque chilien montre que cette lutte a aussi pour objet la visibilité dans le champ des arts, à travers un redimensionnement de l’invention, valorisée en contexte hégémonique, comme outil d’émancipation.

Le saltimbanque cosmopolite comme figure locale

En créant des performances spectaculaires dans les espaces de la vie publique ordinaire, le cirque cosmopolite perpétue la tradition de ces saltimbanques qui composaient à l’aide de quelques bancs des espaces subversifs. Le payaso de Caracol ressemble ainsi à ces saltimbanques des temps modernes, dont l’aire de jeu aurait été étendue au monde : des saltimbanques cosmopolites.

Le voyage comme mode vie, ce « nouveau » nomadisme, apparait comme un élément central du cosmopolitisme insurgé :

Cette vie du cirque a été super passionnante pour moi, réellement ça peut transformer ta vie d’un instant à l’autre, ce truc nomade libre, et si tu le suis, tu continueras forcément d’être surpris. (Caracol)

Avec ses circulations proches de la migration pendulaire selon des pôles démultipliés, la trajectoire du saltimbanque cosmopolite tend à tracer, plus que des allers-retours, une étoile dont le centre reste, malgré les incursions dans les espaces culturels dominants, l’espace d’origine subalterne. Le saltimbanque cosmopolite ne passe donc ni pour un émigré ni pour un immigré : il reste considéré comme une figure locale, tout en étant cosmopolite. L’ensemble des emprunts faits aux divers espaces traversés sont ainsi rendus emblématiques d’une culture vernaculaire enracinée dans un ensemble culturel plus large, comme le cirque cosmopolite insurgé est désormais reconnu (par ceux qui le connaissent et le reconnaissent) comme spécifiquement latino-américain.

Conclusion

Les exemples du cirque chilien et des cas étudiés permettent d’explorer le rapport à un genre artistique hégémonique, le cirque contemporain, qui s’exporte depuis l’un des centres culturels globaux, la France. Ce faisant, le monde du cirque transnational se révèle un objet privilégié d’où penser les rapports Nords-Suds. Deux processus d’identification contrastés ont été mis au jour, qui s’insèrent dans deux types d’agentivité subalterne. Le premier consiste à incorporer et promouvoir un cirque artifié, répondant au paradigme contemporain, dans un processus de transfiguration. Celui-ci marque les esthétiques déployées, de manière à susciter l’engouement des institutions culturelles locales, qui sont tournées vers des modèles hégémoniques. La transfiguration à la fois sociale et artistique, des jongleur·euse·s de rue chilien·ne·s en artistes de cirque contemporain, apparait comme une forme d’agentivité déployée en contexte subalterne. Elle s’accompagne d’une vision hiérarchisée de l’espace social, artistique et international, dont témoigne l’identification à un éthos contemporain valorisé et la prise de distance avec un éthos subalterne déprécié. Le rapport au temps s’avère déterminant dans ces processus de hiérarchisation, à travers l’adhésion à une conception de l’évolution artistique devant tendre vers l’innovation et la rupture avec les formes du passé. Le second processus d’identification consiste à se positionner contre un système de domination culturelle en refusant les canons contemporains, quitte à repousser le soutien institutionnel. Des éléments culturels locaux et d’autres éléments issus d’espaces dominants sont à cet effet combinés, de manière à composer une esthétique cosmopolite. Ce procédé vise à exploiter les possibilités offertes aux circassien·ne·s dont les capitaux culturels, symboliques et économiques sont faibles, en particulier selon un référent global. Le cirque de rue devient alors un moyen d’expression, de conscientisation et de subsistance subalterne, pouvant exister hors des cadres du cirque global, selon un mode de vie itinérant et solidaire vécu sur le mode de l’émancipation.

Cette série d’oppositions distinguant les deux types de circassien·ne·s décrits dépasse donc la controverse esthétique pour se porter sur l’éthique et le politique, entre l’affiliation à un modèle hégémonique et celle qui se revendique comme vraiment locale. À partir de ces deux postures, l’acte créatif-inventif est investi différemment, tant sur les plans éthiques qu’esthétiques. Dans un cas, la création de soi en artiste contemporain·e implique un travail de distinction vis-à-vis de l’identification d’origine. Dans l’autre, l’invention de soi en saltimbanque cosmopolite implique un travail de cosmopolitisation du local (du marginal, du subalterne). Dans les deux cas, l’invention est placée au centre des enjeux esthétiques, de manière à parfois transcender, par les innovations techniques, technologiques et esthétiques, des clivages structurant les mondes de l’art.

Notes

  1. Les noms d'artistes, de compagnies et de spectacles ont été anonymisés pour protéger l'identité des enquêté·e·s.
  2. Les propos rapportés ont été traduits de l'espagnol par l'autrice.
  3. Cet historique de la discipline se base sur une expérience personnelle en tant que voltigeuse au cadre aérien de 2004 à 2010, dont une partie en duo avec un Argentin.
  4. Cet article a été écrit avant que les accusations portées contre Monsieur Santos soient connues du grand public et de l'autrice. Les références à ses travaux dans le présent article n'engagent en aucun cas de la part de l'autrice la mise en doute ni la minimisation des faits qui lui sont reprochés.

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