L’« émergence » se définit comme le processus par lequel une idée, une personne ou une entité « apparaît », « vient à l’existence » ou « sort » du « milieu » où elle était contenue1. L’innovation industrielle, les prototypes élaborés à l’aide de technologies émergentes, et les spectacles orientés objet étaient en vogue dans le milieu du cirque au début de l’année 2019. En nombre croissant, les inventions, les réinventions et les accessoires hybrides donnaient naissance à un nouveau vocabulaire physique dans les arts du spectacle et étaient au centre de débats sur le nouveau matérialisme qui, selon certain·e·s observateur·trice·s, se faisait jour dans le champ circassien. C’est alors que la pandémie survint. Pour la plupart, les projets de recherche-développement, les nouvelles créations et les spectacles en présentiel subirent un ralentissement, voire cessèrent entièrement.

Du Nord Global au Sud Global, les compagnies de cirque, les organisations, les universités, les chercheur·euse·s, les festivals et les artistes durent trouver le moyen de survivre à la situation d’urgence suscitée par les impacts économiques, sociaux et sanitaires de la COVID-19. Ces impacts continuent de se faire sentir aujourd’hui, et le combat continue. Parmi les membres de la communauté circassienne, certain·e·s se sont adapté·e·s, ont survécu, se sont reconverti·e·s, voire se portent mieux que jamais. D’autres ont changé de secteur d’activité. Les épreuves, l’isolement et la créativité qui caractérisent le moment historique que nous traversons ont influencé les arts du cirque de bien nombreuses manières. En même temps, le mouvement Black Lives Matter ainsi que d’autres mouvements visant à prendre en compte diverses problématiques de justice sociale ont été à l’origine de conversations, de manifestations et de changements dans tous les secteurs des arts du cirque. D’autres événements historiques ont exercé une influence comparable sur les sociétés qu’ils ont affectées.

Dans la section « Arts », l’article « Des circassiens périphériques aux prises avec la globalisation : Trajectoires transnationales et controverses esthétiques » d’Aurore Dupuy examine l’émergence du cirque au Chili après la dictature. À travers l’étude ethnographique de cas d’artistes chiliens qui ont bénéficié d’une formation professionnalisante en Europe, Dupuy s’intéresse à la cristallisation de nouvelles identités artistiques, ainsi qu’à l’institutionnalisation du cirque à l’origine d’une hiérarchie qui favorise le « prestige » du cirque contemporain à l’occidentale au détriment des spectacles de rue de format plus traditionnel. L’article de Dupuy donne à comprendre en quoi l’innovation, fortement valorisée dans les arts du cirque, peut constituer une arme à double tranchant. Si la volonté d’innover peut encourager la création, une conception trop restrictive de ce qui est véritablement innovant peut donner naissance à des hiérarchies qui n’ont pas de raison d’être. Cette reterritorialisation culturelle peut conduire à l’occultation des traditions artistiques et culturelles, ainsi qu’à la marginalisation des corps vus comme « moins légitimes ».

La section intitulée « Life » débute par l’essai vidéo d’Erin Ball, « Disability and Aerial Dance Intensive » (Handicap et atelier de danse aérienne). Dans ce travail, Ball décrit une approche émergente visant à faciliter l’exploration aérienne pour les personnes handicapées. Elle ouvre ainsi la voie à de nouvelles formes d’innovation. Les nouveaux vocabulaires artistiques dont la recherche de Ball offre l’exemple ne peuvent aboutir qu’au terme d’une démarche inclusive qui accorde une grande attention aux personnes dont le corps, les aptitudes et le vécu mental et corporel ne se conforment pas aux stéréotypes ; bien souvent, il s’agit également de faire une place aux appareils prothétiques dont elles se servent. Le second essai vidéo dans cette section, « Safety from Within » (La sécurité de l’intérieur) par Stephen Cadwell, examine le projet Lifeline, dans le cadre duquel 140 étudiant·e·s et leurs enseignant·e·s ont évolué sur un fil de fer jeté au-dessus d’une rivière de Galway devant des milliers de spectateur·trice·s. Cadwell s’intéresse à la manière dont le travail sur la confiance mené pendant l’élaboration et la création de ce projet a permis aux participant·e·s de ressentir un sentiment d’assurance tout à fait nouveau. Ce projet de cirque social associe le travail des funambules à une rivière qui, pour les populations locales, était d’abord un lieu où de nombreuses personnes s’étaient suicidées. À l’issue du projet, certain·e·s participant·e·s firent savoir qu’il leur avait donné confiance en leurs propres capacités physiques ou mentales à un degré inconnu jusqu’alors. Quant à la rivière, elle acquit bien sûr une nouvelle identité : désormais perçue comme un symbole d’espoir, de vie communautaire, de résilience et de plaisir, elle n’est plus associée exclusivement à son passé tragique. Chacune à sa manière, ces deux publications mettent l’accent sur l’émergence et le développement de nouvelles pratiques au service d’une recherche incarnée. À l’avenir, la section « Life » continuera à faire connaître ces genres de projets innovants.

La section « Sciences » inclut la première étude consacrée à la surveillance des blessures chez des adultes qui pratiquent les arts aériens dans un contexte récréatif. Tera McBlaine a mené une enquête à l’échelle internationale sur les types de blessures et les facteurs de risque émergents chez cette population encore peu étudiée, mais de plus en plus nombreuse. Bien qu’une étude fondée sur l’auto-signalement des blessures présente nécessairement certains biais, ce travail important est la première étape d’une recherche dont les résultats seront bénéfiques à l’ensemble de la communauté circassienne. L’article identifie plusieurs domaines importants où des interventions sont possibles afin de limiter les blessures, sans se restreindre à la biomécanique humaine. McBlaine recommande certes des mesures destinées à préserver la santé de l’épaule et du bras, mais elle s’intéresse aussi à des facteurs environnementaux tels que l’emploi de tapis de sol et le choix des vêtements portés pendant l’entraînement. C’est l’écosystème de la formation dans son ensemble qui doit être pris en compte afin de prévenir les blessures.

Ce numéro de Circus : Arts, Life and Sciences se conclut par la recension de « Um Brasil de Circos : a produção da linguagem circense do século XIX aos anos de 1930 » (Un Brésil de Cirques : production de la langue circassienne du XIX siècle jusqu’à 1930), ouvrage de Daniel de Carvalho Lopes et Erminia Silva. Dans sa lecture de ce travail, Julieta Infantino souligne à quel point il est important d’étudier l’histoire des arts du cirque dans le Sud Global et de faire connaître la signification culturelle qu’elle a revêtue au fil du temps. Dans le même esprit que Dupuy (dont l’article figure dans la section « Arts »), Infantino attire l’attention sur la tension entre le « nouveau cirque » et le cirque dit « traditionnel ». L’émergence d’une hiérarchie selon laquelle le cirque contemporain est perçu comme plus légitime que d’autres traditions circassiennes conforte les idées reçues, en vertu desquelles l’innovation est le privilège quasi exclusif des sociétés occidentalisées. Dans sa recension, Infantino souligne que le cirque latino-américain doit bien souvent sa richesse à l’apport de formes artistiques et de langages expressifs originaires du monde entier. Il est important d’éviter les biais ethnocentriques qui nous font privilégier un style au détriment de tous les autres afin de pouvoir apprécier à leur juste valeur les conversations qui émergent dans chaque milieu social et culturel où se rencontrent plusieurs traditions circassiennes.

Le cirque est une industrie résiliente, le fruit d’une histoire multiple. Il entre en résonance forte avec de nombreuses problématiques identitaires, sanitaires et culturelles, tant au niveau de l’individu qu’à celui de la société dans son ensemble. Ce numéro ne met pas seulement l’accent sur ce qui émerge ou a émergé dans le domaine des arts du cirque ; il attire également l’attention sur les manières dont ces phénomènes émergents peuvent influencer d’autres domaines. Le cirque est un médium très puissant au service de la communication et de la découverte, sans oublier naturellement le divertissement et le plaisir. Quand tous·tes — universitaires, praticien·ne·s, spectateur·trice·s — s’ouvrent aux innovations et à la diversité qui en font tout le prix, les phénomènes d’émergence les plus surprenants sont susceptibles de se produire.

    Note

  1. Définition du CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales).