Le dictionnaire anglais Oxford définit le terme « perseverance » (persévérance) ainsi : « constant persistence in a course of action or purpose » (la persistance sans cesse dans le cadre d’une action que l’on entreprend ou d’un objectif que l’on s’est fixé). Peu de temps après avoir choisi ce concept pour en faire le fil rouge de ce numéro, nous avons assisté à un cabaret au Monastère à l’occasion de la 14e édition du festival Montréal Complètement Cirque. Et quelle ne fut pas notre surprise d’entendre le maître de cérémonie, Anthony Venise, lire ces quelques lignes pour présenter un jeune équilibriste :

Louis Thomas commence sa formation en danse et principalement en ballet. C’est en voyant Triptyque, un spectacle de la Cie Les 7 doigts de la main, qu’il tombe amoureux d’une discipline : les équilibres sur les mains. Il bifurque alors vers l’École Nationale de Cirque de Montréal à l’âge de quinze ans pour développer sa pratique et sa souplesse. L’inspiration de son numéro se résume en un seul mot : persévérance!

Cette aptitude à persévérer, à poursuivre coûte que coûte un objectif malgré les revers, caractérise les artistes de cirque à bien des égards. Au sein du monde circassien, la route vers le succès est pavée d’embûches qu’il faut savoir surmonter : la douleur, l’échec, les blessures, les difficultés financières, les blocages psychologiques, et même la répression sociale, le racisme, le sexisme, l’âgisme, le capacitisme et d’autres obstacles encore. Ce cheminement oblige celles et ceux qui s’embarquent dans cette aventure à trouver une véritable détermination, à créer des formes d’expression et à accepter le développement physique, psychologique et artistique, sans relâche.

Pourtant, alors que la pratique circassienne demande une réelle persévérance, elle permet aussi de transmettre cette notion lorsqu’elle s’accompagne d’une solide pédagogie. Cette constatation se retrouve peut-être davantage dans le cirque social, où l’on cherche spécifiquement à développer la résilience et d’autres aptitudes du même type. Le cirque peut approfondir des compétences (autodiscipline, performance intellectuelle, habitudes sociales et physiques clés) qui aident les artistes à persévérer et à s’épanouir dans leurs carrières et dans leurs vies personnelles. L’essor du cirque social et l’amélioration des différentes pédagogies nous permettent de mieux connaître les circassien·ne·s issu·e·s de groupes sous-représentés (par exemple, en raison de leur couleur de peau, de leur genre, de leurs capacités, de leur sexualité, de leur morphologie ou de leur taille) qui ne cessent de persévérer dans leur quête de visibilité au sein des arts du cirque.

Le monde du cirque, tout comme ses artistes, a su persévérer malgré de nombreux obstacles; dernièrement, il a survécu à la pandémie de la COVID-19. Historiquement, le cirque a toujours tenu bon en dépit des bouleversements (pandémies, endémies, guerres, récessions, crises sociales et autres événements). Ce numéro de Circus: Arts, Life and Sciences rassemble des universitaires et des spécialistes issu·e·s de diverses disciplines dont la mission consiste à étudier la signification de la persévérance dans les arts du cirque.

Dans la section « Arts », Louis Patrick Leroux et Mathilde Perahia présentent des articles complémentaires où ils analysent les différentes manières employées par les artistes, les compagnies et les institutions du monde circassien québécois pour réagir face à la crise de la COVID-19. Les deux articles s’appuient sur une importante base de données qui regroupe toutes les initiatives circassiennes organisées dans la belle province entre 2020 et 2022. La contribution de Louis Patrick Leroux, « From ‘Cirque Global’ to Local Circus: the Quebec Professional Circus Scene during the COVID-19 Pandemic » (De cirque global au cirque local : la scène circassienne professionnelle québécoise pendant la pandémie de la COVID-19), met le doigt sur plusieurs tendances et changements majeurs ayant émergé dans le monde du cirque pendant ces dernières années de tourment. L’article de Mathilde Perahia, intitulé « Cirque Hors Piste à l’ère COVID-19 : incubateur de nouvelles pratiques sociales et artistiques », raconte comment la plus grande organisation de cirque social du Canada a su se développer malgré l’adversité.

Dans la section « Life », Jo Kreiter partage ses réflexions dans un article intitulé « Apparatus of Repair » (Réparer à ciel ouvert), troisième volet d’une trilogie de projets artistiques publics baptisée « The Decarceration Trilogy: Dismantling the Prison Industrial Complex one Dance at a Time » (Trilogie de la non-incarcération : le démantèlement du complexe carcéral industriel, pas à pas). La superbe photographie de l’interprète MaryStarr Hope en équilibre sur le côté d’une faculté de droit, prise par Brechin Flournoy au cours de ce projet, et a été choisie comme photo de couverture de CALS cette fois. Dans la lignée des processus de justice réparatrice, ce projet a rassemblé des personnes incarcérées ou ex-détenu·e·s, y compris des danseur·se·s, des designers, un compositeur et des survivant·e·s de violences. La performance, basée sur des expériences vécues au sein de cercles de justice réparatrice indirecte, représente l’humanité commune et souvent oubliée dès qu’une personne est qualifiée de « détenu·e » ou de « victime ». D’une manière générale, cette œuvre illustre la persévérance que l’on observe dans les mouvements de justice sociale, chez les individus qui passent du statut de « victime » à celui de « survivant·e » et dans la reconnaissance d’un schéma agresseur·euse/agressé·e plus complexe qu’il n’y paraît. Cet essai vidéo explore également les cycles permanents qui perpétuent la violence, l’incapacité du système carcéral à réparer les traumatismes et à restaurer les relations humaines, et l’espoir vital de cicatriser et de guérir pour toutes les personnes touchées par la violence et l’incarcération.

Dans la section « Sciences », Joanna Nicholas et ses collègues présentent une étude de faisabilité sur les résultats holistiques de la pratique de la pole dance en amateur par des personnes débutantes. Constatant un impressionnant taux d’adhésion de 93,8 % pendant huit semaines de pratique régulière, les auteur·trice·s ont identifié une série d’effets psychologiques et physiologiques plus ou moins importants, notamment sur la perception du corps, l’image de soi physique et l’aptitude physique. Cet article démontre à quel point nos esprits et nos corps sont capables de s’adapter à un entraînement avec seulement deux heures de pratique par semaine pendant deux mois. Il interroge également sur les résultats à plus long terme dans le cadre d’un entraînement continu sur tous les appareils de pole dance (mât chinois, pole aérienne, etc.).

Deux critiques d’ouvrages sont également à lire dans ce numéro. Susan Bennett nous parle du livre Contemporary Circus (« Cirque contemporain ») de Katie Lavers, Louis Patrick Leroux et Jon Burtt. Dans sa critique, elle met en lumière la persévérance propre à la pratique du cirque et à la performance, mais aussi propre à la connaissance du sujet. Dans le domaine du cirque, le savoir se développe (comme le montre cette revue, ainsi que le nombre croissant de chercheur·euse·s en arts du cirque inscrit·e·s sur la plateforme CARP),1 mais le chemin est encore long par rapport à d’autres arts de la scène. Susan Bennett souligne les différences majeures qui distinguent le cirque traditionnel, le cirque nouveau et le cirque contemporain. Elle constate que même si le cirque contemporain reste élitiste et peu accessible à de nombreux groupes sociaux « non normatifs », Katie Lavers, Louis Patrick Leroux et Jon Burtt mettent volontairement en avant des artistes diversifié·e·s en matière de silhouette, de style, de genre, de milieu et de bien d’autres qualités. Dans cette section également, Marco Bortoleto revient sur les deux éditions de l’ouvrage Circo-Teatro: Benjamim de Oliveira e a teatralidade circense no Brasil (« Une réécriture de l’histoire du cirque au Brésil à travers le fabuleux parcours de Benjamim de Oliveira, clown Noir et multi-instrumentiste ») par Ermínia Silva. Tout en racontant la vie de Benjamim de Oliveira, cet ouvrage retrace aussi l’histoire d’autres artistes de cirque, de familles et de troupes qui ont croisé son chemin. Silva met en lumière des récits d’artistes Noir·e·s sur lesquel·le·s il existe très peu de recherches dans l’histoire du cirque; ainsi, elle offre son analyse sur l’état actuel des connaissances et les lacunes propres au monde du cirque qui méritent toute notre attention. La lecture de ces deux critiques laisse espérer que le développement des recherches universitaires sur les arts du cirque (en anglais, circademics) entraîne dans son sillage une inclusivité croissante dans la pratique, les performances et le savoir.

Effectivement, la persévérance illustre à merveille les acteur·trice·s du monde circassien dans toute leur variété, que ce soit dans un cadre professionnel ou amateur. Les contributions à ce numéro de CALS éclairent sur les liens profonds, sorte d’entrelacement mutuel, qui unissent la notion de persévérance aux arts du cirque. Dans cet esprit, nous remercions Julie Ulrich pour ses retouches de ce numéro, Élodie Levaux pour ses traductions françaises et Joan Kwaske pour son soutien à l’édition numérique. À l’instar de cette revue, nous espérons que ce débat et la découverte du sujet continueront également de prendre de l’ampleur. Après tout, la persévérance est un effort à la fois personnel et collectif.

    Note

  1. Plateforme CARP (Circus Arts Research Platform) : circusartsresearchplatform.com