L’histoire de l’humanité a toujours été déterminée par la quête constante de l’impossible, preuve de l’esprit indomptable qui nous pousse au-delà des limites de la pensée dominante. Le passé riche et varié du cirque compte notamment de nombreux exemples où l’inconcevable se transforme en un défi réalisable et où l’extraordinaire défie les obstacles de la normalité. Le discours selon lequel l’impossible devient possible témoigne de la capacité d’innovation dont fait preuve l’être humain, de sa résilience et de sa confiance absolue dans la puissance de son esprit. L’impossible est un élément central des arts du cirque. Sur la piste, tout devient possible dans les yeux et dans la tête du public.
Les récentes années de pandémie illustrent à merveille la capacité du monde circassien à rendre possible une situation apparemment irréalisable. La créativité, la performance et l’unité, qui n’étaient plus envisageables pendant une courte période, ont une nouvelle fois émergé après quelques mois. Grâce à cette faculté d’imaginer de nouvelles possibilités, le cirque a pu continuer à se développer, à se diversifier et à évoluer. La tyrannie de la distance, alors synonyme d’impossibilité physique, devient une occasion de rassembler virtuellement des groupes très éloignés sur le plan géographique et culturel dans le but de partager et développer des réflexions, des idées et des créations.
Ce numéro de Circus: Arts, Life and Sciences s’appuie sur les techniques les plus fondamentales des arts du cirque, regroupées dans la notion de suspension consentie de l’incrédulité. Je vous invite à mettre de côté votre scepticisme et à croire en l’incroyable pour votre simple plaisir, mais aussi pour nourrir votre créativité et étoffer vos connaissances académiques.
Notre premier article de la section « Sciences », intitulé « Catastrophic Injuries in Circus » et rédigé par Melanie Stuckey et coll., aborde les blessures graves dans le cirque. Si l’on devait retenir une expression typique du monde du cirque qui a su résister à l’épreuve du temps, ce serait « trompe-la-mort ». Ce qualificatif souvent employé est étroitement lié à la discipline, et cette analogie ne date pas d’hier : on l’entend depuis les toutes premières représentations, alors que les pistes étaient encore recouvertes de sciure chez les grands noms du cirque moderne tels que Barnum, The Flying Wallendas ou encore les frères Ringling. Cet article explore l’une des conséquences potentielles de défier l’impossible : la blessure. La sécurité demeure la priorité absolue dans le milieu circassien. Toutefois, le manque de données et de preuves concrètes en lien avec les blessures ne permet pas au secteur de consacrer des moyens adéquats pour traiter spécifiquement ce problème crucial. Étant donné l’absence cruelle de publications sur le sujet, Stuckey et coll. ont mené une recherche détaillée et systématique sur la documentation parallèle afin de mieux comprendre les incidents ayant entraîné des blessures, mortelles ou non, dans le monde du cirque. Les résultats ont été comparés avec d’autres données issues d’activités, de secteurs et de sports similaires, mais « hors cirque » afin de mieux cerner la fréquence des blessures survenues dans le cadre circassien au sens large. À travers cette étude, c’est tout le secteur qui est sommé de faire de la sécurité un enjeu prioritaire et de s’appuyer sur des données fondées pour conseiller et informer sur les protocoles des meilleures pratiques.
Beaucoup d’entre nous sont parfaitement conscient·e·s des nombreux avantages que génèrent la performance, l’enseignement et la participation du public dans les arts du cirque. Nous connaissons les vertus de cette discipline sur les plans physique et psychologique, mais comment prouver cette certitude? Faut-il véritablement fournir des preuves, ou peut-on se contenter de simplement le savoir? Dans notre deuxième article consacré aux sciences, « Comparative Affective Outcomes Associated with Circus Arts Instruction in Quality Physical Education » (Résultats affectifs et comparatifs liés à l’enseignement des arts du cirque dans le cadre de l’éducation physique de qualité), Adam Woolley et coll. se penchent sur les preuves toujours plus nombreuses laissant entendre que l’enseignement des arts du cirque permet de développer tout un éventail de compétences sociales, psychologiques et physiques chez les jeunes. À travers le monde entier, on pratique le cirque social pour acquérir une large palette d’aptitudes physiques et d’outils de développement personnel. Cependant, pour continuer à transmettre efficacement ces savoirs si bénéfiques pour la qualité de vie, il convient de comprendre les réussites et les échecs de cette méthode et d’identifier la meilleure façon d’en mesurer les résultats. Woolley et coll. nous rappellent que les effets d’un enseignement des arts du cirque font écho aux caractéristiques d’une éducation physique de qualité telles que décrites par l’UNESCO. Plus loin, l’article révèle que les personnes suivant un enseignement des arts du cirque ont plus de chances de ressentir de la fierté, du plaisir et des émotions positives en général par rapport aux personnes suivant d’autres formes d’éducation physique de qualité. Je conseille vivement la lecture de cet article pour découvrir et comprendre plus en détail pourquoi, fallait-il vous le rappeler, la pratique du cirque est si bénéfique.
La section « Life » de ce numéro met en lumière The Flip Side (Le revers de la médaille), un magnifique documentaire vidéo réalisé par Val Wang qui relate la quête personnelle d’un acrobate visant à réaliser les plus grands exploits dans sa discipline. En suivant le parcours de Daqi, un artiste de cirque parmi tant d’autres, Wang nous raconte le rôle culturel majeur du cirque chinois. L’influence de la culture et de la performance circassiennes chinoises sur le cirque occidental est immense; elle s’est exercée par le passé, mais aussi plus récemment avec le développement du cirque contemporain. Traditionnellement, on ne voit le cirque chinois que par le prisme de la performance. Toutefois, ce documentaire nous invite à élargir nos horizons et à considérer l’impact du cirque chinois d’un point de vue plus général. Ce film nous oblige à regarder au-delà du spectacle auquel nous assistons et réfléchir plus en profondeur sur ce que le cirque chinois apporte aux différentes cultures. The Flip Side bouscule nos idées reçues sur les cirques orientaux et occidentaux en nous interrogeant sur leurs points communs. Je vous conseille de porter un regard curieux sur ce film et de vous demander si nous ne sommes pas en train d’assister à une nouvelle forme de cirque qui ne se définit plus par des origines culturelles ou géographiques.
Notre premier article dans la section « Arts », intitulé « Un entrainement fait par soi et pour soi : persévérance d’une pratique amatrice non encadrée de la corde lisse », a été rédigé par Lucie Bonnet. L’autrice partage une réflexion sur les expériences uniques que procure la corde lisse pratiquée en amateur·trice ou en loisir. Cet article fait voler en éclats les illusions et les préjugés que partagent beaucoup de lecteur·trice·s sur les plaisirs et les difficultés d’une pratique professionnelle du cirque par opposition au monde circassien amateur. Lucie Bonnet livre une étude qualitative sur les expériences vécues par les artistes amateur·trice·s autoproclamé·e·s de corde lisse, et de tout ce que cette discipline revêt de beauté, de subtilité et de profondeur.
Le deuxième article consacré aux arts, rédigé par Laura Martinez et intitulé « “That’s What Makes Somebody Circus”: The Collaborative Process of Transforming the Meaning of Pain Through Discourse in Circus Organizations » (L’essence même du cirque : Le processus collaboratif de la transformation du sens de la douleur par le discours au sein d’organismes circassiens), se penche sur un aspect bien connu de la performance circassienne : la douleur. Comme le fait remarquer une artiste dans l’article, « On fait subir tellement de choses à nos corps pour simplement apporter du bonheur aux gens […] c’est l’essence même du cirque. » Dans cette étude qualitative de treize acrobates, Martinez explore le sens de la douleur en relation avec l’évolution des arts aériens dans le cirque. Cette étude analyse quatre extraits aux récits sous-jacents en rapport avec la douleur associée aux acrobaties aériennes, ainsi que la manière dont ces discours exercent une véritable influence et sont repris dans les discussions des personnes concernées. Ce fascinant article sous-entend que la douleur est inévitable, acceptée et intégrée en vue d’atteindre le niveau d’aptitude nécessaire pour assurer la performance aérienne. Étonnamment, l’étude de Martinez révèle que le sens du mot « douleur » est transformé collectivement à travers le partage de récits sur la douleur. Ces conclusions font penser que la douleur joue différents rôles, qu’elle vise des objectifs multiples dans le spectacle circassien — et dans la quête de l’impossible — qui mériteraient des recherches plus poussées.
Le premier compte rendu de ce numéro a été rédigé par Claudia Irán Jasso Apango, documentaliste à l’UNAM (Université Nationale Autonome du Mexique) et chercheuse au centre de recherche CITRU (Centro Nacional de Investigación, Documentación e Información Teatral Rodolfo Usigli). Elle est responsable des procédés de conservation, du catalogage, de la formation d’utilisateur·trice·s et des consultations spécialisées. En 1939, l’éditeur Ediciones Botas a publié le livre Los payasos, poetas del pueblo (Les clowns poètes du peuple) par Armando de Maria y Campos. En 2018, Sergio López Sánchez, également chercheur au CITRU, a sorti une édition critique de cet ouvrage; cette publication annotée de l’œuvre d’Armando de Maria y Campos permet à un lectorat issu de différentes origines culturelles et linguistiques d’explorer le monde du clown au Mexique avec des scènes tirées de l’histoire des arts du cirque à travers le monde entier.
Naila Kuhlmann étoffe le thème de l’impossible rendu possible dans son compte rendu du livre What a Body Can Do par Ben Spatz (2015). Elle évoque la proposition épistémologique de l’auteur selon laquelle la technique est à la base de toutes les pratiques incarnées, tout en faisant la distinction entre la technique et la pratique. Elle incite les lecteur·trice·s à réfléchir plus en profondeur sur ce que la théorisation de la technique par Spatz signifie non seulement au niveau individuel, mais aussi à l’échelle d’une troupe et d’un secteur entier. Le concept de technique doit-il finalement faire l’objet d’une redéfinition dans le cadre du débat sur les corps dans le cirque? Kuhlmann propose une piste de réflexion en avançant que « le corps est un outil de recherche sur la manière d’entrer en relation avec la réalité matérielle. » Cette observation nous rappelle à nous, pratiquant·e·s et partisan·e·s des arts du cirque, que le corps circassien permet d’explorer et de rechercher sans cesse, d’essayer et de provoquer, de réussir et d’échouer, car il pousse à l’acquisition de nouvelles connaissances. Bien que ce compte rendu expose son propos de manière détaillée et approfondie en couvrant plusieurs concepts clés de la pratique, du savoir, de la performance et de l’apprentissage liés aux arts du cirque, une question fondamentale se pose : comment passer de la pratique incarnée à la découverte ou à l’invention de nouvelles connaissances? Pour faire écho au thème de ce numéro, nous pouvons également nous demander dans cette proposition de cadre contextuel : « Comment passer de l’impossible au possible? »
Le troisième compte rendu de ce numéro analyse l’un des personnages classiques et historiques, mais toujours aussi contemporains, du cirque : le clown. John Mayberry nous présente sa critique pleine d’empathie issue d’une réflexion personnelle sur le livre Fool par Johanna Skibsrud (2024). Il a aimé cet ouvrage et y a vu un témoignage très personnel des différentes découvertes de l’autrice, au fil desquelles elle tente d’accomplir sa mission d’explorer les liens entre son travail de théorie littéraire et son propre intérêt pour la discipline du clown. Skibsrud a abordé cette tâche à la manière d’un clown, en pleine conscience et sans peur de l’échec. Ce compte rendu s’adresse à un grand public et intéressera les universitaires avides de théorie littéraire, les passionné·e·s de la théorie et la performance du clown et, finalement, toute personne qui pratique la discipline du clown.
Le contenu de ce numéro nous rappelle que le cirque a toujours valorisé l’inclusion, la diversité et, bien sûr, la possibilité. Alors que les évènements mondiaux ne cessent de nous diviser, de favoriser l’exclusion et de proposer des solutions intenables, le cirque offre, encore une fois, une lueur d’espoir en déployant un éventail de possibilités. Le monde continue de tourner, et il n’existe aucun mode d’emploi, guide pratique ou précédent, mais le cirque peut servir de boussole pour nous détourner de l’impossible et mettre le cap vers la terre des possibilités.