Contrairement à une idée reçue assez répandue et qui a été répétée à l’occasion de la sortie en janvier dernier du film Tirailleurs de Mathieu Vadepied, avec Omar Sy, les tirailleurs ou soldats, issus des colonies et protectorats d’Afrique qui ont participé aux deux guerres mondiales ne sont pas totalement absents des représentations collectives françaises et encore moins de la fiction littéraire mais aussi cinématographique1.
Dès 1915, la marque Banania s’identifie à un tirailleur sénégalais hilare et adopte comme slogan la locution « y’a bon », associée à une pratique prétendument sommaire du français des tirailleurs, le fameux « petit nègre » qui est en réalité un idiome inventé de toute pièce par l’administration française. En 1916, un manuel de « français simplifié » est en effet distribué au sein de l’armée coloniale française afin que les gradés européens sachent se faire « comprendre en peu de temps de leurs hommes ». Le livre suggère de mettre par exemple tous les verbes à l’infinitif et de supprimer les précisions de genre et de nombre. En 1926 seulement, un règlement mettra fin à ces pratiques racistes. C’est par cette publicité que le tirailleur sénégalais rentre dans les consciences françaises, slogan et iconographie de la marque Banania renvoyant au racisme décomplexé de l’époque.
La fiction littéraire s’est pour sa part saisie de la figure du soldat colonial, à travers plusieurs œuvres romanesques et cinématographiques. Le roman Le Sommeil du juste de l’auteur algérien Mouloud Mammeri évoque la Deuxième Guerre mondiale et fait, dès 1955, le procès des fausses promesses faites aux colonisés quant à leur intégration à la nation française, une fois la paix revenue. Plusieurs décennies plus tard, le cinéaste Rachid Bouchareb réalise en 2006 le film Indigènes qui suit quatre engagés volontaires algériens qui rejoignent en 1943 les rangs de l’armée française pour libérer la France de l’Allemagne nazie. Les quatre acteurs principaux du film Rochdy Zem, Samy Naceri, Sami Bouajila et Jamel Debbouz reçoivent le prix d’interprétation masculine à Cannes. Lors de la cérémonie de clôture et de remise des prix, ils entonnent « Le Chant des Africains », geste accueilli non sans réserve car la marche militaire certes écrite en 1915 pour une division marocaine a été reprise par la suite pendant la guerre d’indépendance algérienne par les partisans de l’Algérie française. On verra plus loin qu’Omar Sy, pour sa part, accompagne la sortie du film Tirailleurs avec une maturité politique plus affirmée. Pour ce qui est d’Indigènes, le film, qui suscitera une réception contrastée, fera néanmoins date en ce qui concerne la mise en avant de la figure du soldat colonial maghrébin dans l’imaginaire collectif français.
En ce qui concerne les tirailleurs d’Afrique subsaharienne, Sembène Ousmane, dès 1965, dans Vehi-Ciosane, crée le personnage de Tanor revenu totalement traumatisé de la Grande guerre. Sembène qui a été tirailleur au 6e régiment d’Artillerie coloniale dans le désert nigérien pendant la Seconde Guerre mondiale, revient également sur ce conflit dans plusieurs de ses créations. La plus connue est le film Camp de Thiaroye (1988) où il relate le massacre du camp de Thiaroye. En novembre 1944, 300 tirailleurs parmi 1300 anciens combattants, prisonniers dans les fronstalags allemands, refusent d’embarquer pour l’Afrique, ne croyant pas à la promesse qui leur a été faite de recevoir leur solde une fois rentrés chez eux. Ceux qui acceptent de rentrer sont positionnés dans le camp de transit de Thiaroye où ils prennent conscience que la promesse de solde était mensongère. Ils réclament leur dû en prenant brièvement en otage un général. La répression est extrêmement violente. Le bilan officiel est de 24 morts, 35 blessés et 49 arrêtés, mais ces chiffres sont remis en cause par les historiens qui avancent celui de 200 morts. Le film, qui est une co-production Sud-Sud (Sénégal, Tunisie, Algérie) fait scandale en France et sera interdit en salles jusqu’en 1998 où il est projeté lors d’une rétrospective consacrée à l’œuvre de Sembène Ousmane. En 2012, l’auteur guinéen Tierno Monénembo publie Le Terroriste noir qui sera adapté à l’écran en 2017 par Gabriel Le Bomin, sous le titre de Nos Patriotes. Le roman et le film sont consacrés à Addi Bâ, de son vrai nom, Mamadou Hady Bah (1916–1943), tirailleur durant le deuxième conflit mondial puis résistant dans les Vosges. Plus récemment, Frères d’âme de David Diop, publié en 2018, fait revivre une figure de tirailleur sénégalais, Mademba Diop, qui après avoir vu son frère d’âme tué et avoir renoncé à l’achever malgré les supplications de ce dernier, décide de le venger. Cette fois le roman reçoit le Prix Goncourt des lycéens et connaît un succès critique et public.
Pourtant, en janvier 2023, à la sortie en France du film Tirailleurs, réalisé par Mathieu Vadepied, on a souvent entendu, et les médias y reviennent avec insistance, que l’on découvre enfin en France l’histoire des tirailleurs. Si le film est bien la première œuvre cinématographique destiné à un grand public - et son 1.7 million d’entrées le confirme - qui revient sur les tirailleurs qui se sont battus pour la France pendant la Grande Guerre de 1914–1918, il est intéressant d’interroger les raisons d’une amnésie à répétition et de la persistance d’une séquence mémorielle dans lequel se succèdent tour à tour phénomènes d’omission et d’oubli, rappels mémoriels et postures feintes ou sincères de surprise et de (re)découverte du passé.
Le titre, Tirailleurs, savamment choisi, se joue d’une distorsion historique, mémorielle et langagière, le terme de tirailleur en étant venu à être associé en France exclusivement à l’adjectif « sénégalais ». Il y eut en effet, durant le premier conflit mondial, 200 000 tirailleurs sénégalais incorporés sous les drapeaux et 30 000 y laissèrent leur vie. Mais le film signale que les tirailleurs venaient également du Haut Niger, de Guinée et du Soudan. Les tirailleurs n’étaient pas seulement sénégalais et Alain Mabanckou, auteur et universitaire congolais signale cette distorsion lexicale, reflet d’une généralisation aux fondements racistes, lorsqu’il relate les nombreuses fois durant son séjour en France, où on lui a demandé s’il était sénégalais. Renonçant parfois à prendre le temps d’expliquer qu’il était congolais, il ajoute : « avec le recul, je constate que je reprenais inconsciemment la réaction de mes ancêtres congolais qui, eux aussi, dans l’armée française et dans l’esprit de tous étaient appelés « tirailleurs sénégalais » et s’acceptaient comme tels2 ». Les Indigènes formaient et forment encore un groupe au sein duquel il est inutile de prendre le temps de distinguer les appartenances territoriales et les spécificités langagières et culturelles.
Le film s’efforce de combattre cette indistinction des personnalités et cet effacement des particularités et des parcours en insistant par ailleurs sur la complexité des trajectoires de ces soldats. Parmi les tirailleurs, certains s’engageaient certes volontairement mais beaucoup ont été enrôlés de force à l’instar du personnage de Thierno joué par Alassane Diong et qui est capturé au Sénégal, par des soldats français dans une scène qui n’est pas sans rappeler la manière dont les esclavagistes enlevaient les villageois au cours de razzias pour les traîner jusqu’aux bateaux négriers. C’est là une autre force du film que de rappeler le continuum esclavagiste et colonialiste, en superposant par l’image, deux réalités historiques que le récit officiel français tend à séparer.
Pour protéger son fils Thierno, Bakary incarné par Omar Sy va s’engager volontairement en mentant sur son âge. La relation dialectique et intergénérationnelle entre les deux personnages tisse la trame narrative du film et permet au récit de déployer la complexité des situations individuelles. Si le fils a appris le français à « l’école des blancs » et si son jeune âge explique qu’il se laisse impressionner par la guerre et attirer par les promesses de gloire et de reconnaissance, le père lui s’exprime uniquement en peul et ne se fait aucune illusion sur les raisons de la présence des tirailleurs au front. Le film est souvent filmé depuis le point de vue de Bakary, lucide et horrifié par la boucherie à laquelle lui et son fils assistent. Alors que Thierno se laisse séduire par les discours guerriers et patriotiques du Lieutenant Chambreau qui a lui aussi des choses à prouver à son père général, pour Bakary, le lieutenant est un fou et il n’a de cesse que de fomenter un plan pour que lui et Thierno puissent échapper au front et aux combats.
On regrettera le recours à deux clichés narratifs éculés. D’abord la romance muette – comme l’est d’ailleurs tout au long du film la jeune française avec qui il la partage – que vit Thierno avant de repartir au Sénégal est une bien étrange manière de rappeler que l’on a interdit jusqu’en 1918 aux tirailleurs de s’approcher de la population notamment parce qu’on craignait qu’ils aient des relations sexuelles avec des Françaises. Ensuite, la rédemption narrative in extremis du Lieutenant Chambreau qui se sacrifie face aux soldats allemands pour assurer la retraite de Bakary et de Thierno. Le film perpétue ainsi le cliché du « white savior » (sauveur blanc) à travers le personnage du Lieutenant Chambreau à qui Thierno doit finalement autant la vie qu’à son père.
Néanmoins et malgré ces deux maladresses narratives, le film en mettant en scène un récit aux ressorts universels que sont le dévouement d’un père et la révolte d’un fils qui tente d’affirmer son individualité, permet au spectateur de s’identifier aux personnages et de ressentir tour à tour l’aliénation, les violences symboliques et physiques, les fausses promesses de gloire et de reconnaissance et le deuil que le conflit impose pour finir à Thierno et à sa famille restée au Sénégal. Mais si les personnages sont ainsi rendus plus humains, le réalisateur prend bien soin de montrer qu’à aucun moment ils ne sont et ne seront considérés comme français, malgré la promesse du Général Chambreau qui clame haut et fort, dans un discours enflammé, que leur combat leur vaudra de passer du statut d’indigène à celui de citoyen français.
A la faveur d’une réflexion sur l’identité du soldat inconnu dont la dépouille repose sous l’Arc de triomphe à Paris, le film révèle en effet un des points aveugles de l’histoire de France, dont les « lieux de mémoire » effacent et excluent le passé colonial, lui-même totalement absent des réflexions de l’historien Pierre Nora qui a pérennisé l’expression. Si les lieux de mémoire comme l’indique Nora « naissent et vivent du sentiment qu’il n’y a pas de mémoire spontanée, qu’il faut créer des archives, qu’il faut maintenir des anniversaires, organiser des célébrations, prononcer des éloges funèbres, notarier des actes, parce que ces opérations ne sont pas naturelles3 », force est de constater que le passé colonial n’est jamais mobilisé dans l’effort officiel de célébration et de mémoire. Et si le soldat inconnu dont les ossements sont enterrés sous l’Arc de triomphe était un tirailleur sénégalais ? C’est l’hypothèse que fait le film, pointant l’incapacité de la France à concilier ses histoires et son obstination à tenir à distance du discours officiel tout ce qui a trait aux colonies.
C’est d’ailleurs ce qui explique en grande partie l’amnésie à répétition évoquée plus haut en ce qui concerne la participation des tirailleurs aux deux conflits mondiaux. Puisque les commémorations, les lieux de mémoires, les manuels scolaires n’évoquent que l’image et la mémoire des poilus en ce qui concernent la Grande guerre, les tirailleurs sénégalais sans être totalement effacés des consciences sont tenus à distance d’une histoire dont ils ne sont jamais les acteurs dans le discours officiel français. En retraçant le parcours de deux d’entre eux depuis le Sénégal jusqu’aux Ardennes, le film devient ainsi non pas un « lieu de mémoire » figé dans une conception du passé, débarrassée du passé colonial mais un « nœud de mémoire4» qui relie plusieurs temporalités et plusieurs espaces, mettant en lien plusieurs histoires : celle de la France, de ses colonies, des conflits mondiaux et de l’esclavagisme. Ce nœud de mémoire n’est pas fixe et rigide et permet au contraire de dépasser des logiques qui se cantonnent aux limites géographiques et territoriales de l’état-nation.
Et c’est probablement cette mise en relation à laquelle une grande partie de la classe politique française est la plus rétive. Mais puisque le temps est tout de même révolu où un film se voyait tout bonnement censuré et interdit en salles, c’est désormais à la polémique que l’on a recours. Interrogé lors de la sortie du film par le quotidien Le Parisien, Omar Sy note les réactions à géométrie variable, face aux conflits qui secouent la planète depuis la seconde guerre mondiale. A la faveur d’une question qui s’enquiert de savoir s’il se considère comme un citoyen du monde, il déclare : « peut-être, mais la guerre m’a toujours fait un truc. Une guerre, c’est l’humanité qui sombre, même quand c’est à l’autre bout du monde. On se rappelle que l’homme est capable d’envahir, d’attaquer des civils, des enfants. On a l’impression qu’il faut attendre l’Ukraine pour s’en rendre compte. Oh, les copains ? Je vois ça depuis que je suis petit. Quand c’est loin, on se dit que là-bas, ce sont des sauvages, nous, on ne fait plus ça. Comme le Covid, au début, on a dit : c’est que les Chinois5 ».
Quelques jours plus tard, les propos sont repris sur le plateau de BFMTV par Nathalie Loiseau, ancienne ministre d’Emmanuel Macron, chargée des affaires européennes. Après avoir pris le temps de féliciter – non sans un certain paternalisme - Omar Sy de faire un film qui restaure la mémoire des tirailleurs, elle estime qu’il est “injuste” qu’il dise que “les Français ne s’intéressent pas aux conflits en Afrique”. Après elle, le député d’extrême droite Julien Odoul, membre du Rassemblement national ou encore Charles Consigny, avocat engagé auprès de Valérie Pécresse pendant la campagne présidentielle ont aussi dénoncé des propos « dérangeants » et « ingrats ». La polémique s’enflamme, entretenue par les réseaux sociaux et des chaînes de télévision à la ligne éditoriale droitière, et crée un écran de fumée qui parasite la promotion du film. Omar Sy traité « d’ingrat de Los Angeles », en référence à son exil étasunien est sommé de s’expliquer. On ne critique pas la France ainsi.
Ce qui est intéressant ici c’est que ce n’est pas la question des tirailleurs qui va mobiliser l’opinion le temps d’une polémique certes éphémère, mais une certaine image de la France qu’il ne faut pas écorner. Omar Sy ne s’excuse pas et voit même dans les critiques qui lui sont adressés l’expression d’un racisme. Sur le plateau de l’émission « Le 28 minutes » de la chaîne Arte, il déclare « Mais bien sûr que c’est du racisme. C’est parce que je suis enfant d’immigré que je n’ai pas le droit de m’exprimer sur la France ? C’est parce que je suis noir que je n’ai pas le droit de m’exprimer sur la France ? Ceux qui disent et qui pensent ça sont racistes : je le dis et je l’assume. » Ce qu’Omar Sy sait parfaitement, c’est que se joue ici à nouveau une assignation à l’infériorité et à rester dans le rang en tant que descendant d’immigrés voire de tirailleurs (sénégalais). Cette place assignée doit être à distance respectable et respectueuse de la communauté nationale. Français certes, mais pas totalement ou du moins pas au point d’émettre des critiques sur la société française contemporaine à laquelle il devrait tant et vis-à-vis de laquelle il se montre insuffisamment reconnaissant. Comme le rappelle l’historienne et activiste Françoise Vergès, la conception de la communauté nationale française demeure assez étroite et exclue dès que nécessaire du corps national non seulement les ressortissants vivants dans les territoires d’Outre-Mer mais aussi les habitant des banlieues et quartiers d’immigrés, considérés comme contenant des corps étrangers transplantés en France6.
C’est déjà bien assez que le film qu’il a porté avec le réalisateur Mathieu Vadepied pendant plus de dix ans, éclaire les zones d’ombres du récit national, il faut qu’en contrepartie Omar Sy se montre docile surtout depuis son exil étatsunien. Dynamique d’une polémique qui rappelle étrangement la relation qu’a longtemps entretenu la France avec les tirailleurs en leur imposant l’obligation de résider en France, pour la perception du minimum vieillesse. Cette obligation n’a été levée qu’à la sortie du film. Elle révèle combien il faut encore et toujours avancer des preuves d’allégeance à la France. Comme s’il fallait se soumettre à des lois particulières lorsque l’on est français originaire d’une ancienne colonie. Toujours suspect, encore un tantinet indigène, jamais totalement français.
Notes
- Voir à ce sujet Christiane Chaulet Achour, « Colonisés au front. Cinéma et littérature », Diacritik, 26 janvier 2023, https://diacritik.com/2023/01/26/colonises-au-front-cinema-et-litterature/#more-94064. ⮭
- Alain Mabanckou, Lettre à Jimmy, Paris, Fayard, 2007, p.95. ⮭
- Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Quarto Gallimard, 1997, p.29 ⮭
- Voir à ce sujet, Michael Rothberg, Introduction: Nœuds de mémoire: Multidirectional Memory in Postwar French and Francophone Culture, Yale French Studies, no. 118/119, 2010, pp. 3–12. ⮭
- Yves Jaeglé, Omar Sy : «Les Tirailleurs méritaient beaucoup plus la Patrouille de France que Tom Cruise» Le Parisien, 1 janvier 2023, https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/omar-sy-les-tirailleurs-meritaient-beaucoup-plus-la-patrouille-de-france-que-tom-cruise-01-01-202323FUQ2MGAFGVHE4VDBNOWAZGKU.php. ⮭
- Françoise Vergès, “Wandering Souls and Returning Ghosts: Writing the History of the Dispossessed”, Noeuds de mémoire: Multidirectional Memory in Postwar French and Francophone Culture, Yale French Studies, No. 118/119, 2010, p.143. ⮭
Meryem Belkaïd est docteure en littérature française (Sorbonne Nouvelle) et titulaire d’un master en sociologie comparée (Sciences Po Paris). Professeure associée en études francophones à Bowdoin College aux Etats-Unis, son premier ouvrage, From Outlow to Rebel, paru aux Éditions Palgrave en février 2023, porte sur le film documentaire en Algérie après 1962. Elle est l’autrice de plusieurs articles académiques pour les revues Lendemains, Fixxion, North African Studies Journal, Expressions maghrébines, etc. Elle publie régulièrement dans différents médias comme Orient XXI et Le Monde diplomatique.